Monday, April 2, 2007

IBRAHIM ISA, -- L’ÉMERGENCE D'UNE NATION : L'INDONÉSIE

IBRAHIM ISA
éditeur et secrétaire de la Fondation Wertheim, Amsterdam


L’ÉMERGENCE D'UNE NATION : L'INDONÉSIE

Un ami m’a un jour demandé à quel moment, pour moi, avait surgi la conscience nationale en Indonésie.
J’ai encore le vague souvenir d’avoir, à onze ans, assisté avec mon beau-frère à une réunion publique du Gerindo (Mouvement du Peuple Indonésien, présidé par Amir Sjarifoedin.) Le contexte était celui de l’imminence de la Guerre du Pacifique et de l'attaque japonaise contre les Indes Néerlandaises. Je garde l’image d’une salle complètement bondée. Dans l’assistance, beaucoup de gens portaient la kopiah1, sur le modèle de Bung Karno2, pour montrer leur appartenance à la nation indonésienne. L’impression dominante, très puissante, que j’avais éprouvée, avait été le sentiment partagé par tous de se trouver là, tous ensemble, en tant qu’Indonésiens.
Je me souviens que ma prise de conscience de ce qu’est la nation est en fait liée à l’influence de ce beau-frère plus âgé, membre du PNI (le Parti National Indonésien, de Bung Karno).
Mon enthousiasme nationaliste, né dans cette réunion du Gerindo, fut entretenu ensuite pendant l’occupation japonaise (1942-1945). À cette époque, comme moi, tous les jeunes assistaient en grand nombre, de façon organisée, à des réunions gigantesques, pour écouter les discours de Bung Karno. J’ai un souvenir précis du style enflammé de ses discours et de la façon saisissante, fascinante, avec laquelle il faisait l’éducation politique de l’assistance : avec clarté et simplicité, il savait insuffler le sentiment de conscience nationale et l’aspiration à l’indépendance de l’Indonésie.
Conscience nationale, patriotisme, haine du colonialisme s’approfondirent surtout pendant la lutte révolutionnaire pour l’indépendance (1945-1949). Ma participation immédiate à la révolution renforça mon enthousiasme et mon amour pour la patrie et la nation, qui allaient de pair avec l’opposition et la haine contre l’oppression étrangère (japonaise, anglaise, néerlandaise) qui voulait transformer de nouveau l’Indonésie en colonie hollandaise, comme avant la guerre du Pacifique.
Je crois que la plupart des jeunes Indonésiens de mon âge ont eu à cette époque une expérience semblable à la mienne, dans cet apprentissage du sentiment national et au patriotisme.

Si l’on interroge tout patriote indonésien véritable sur son attitude face à la nation, sa réponse sera certainement : comment ne pas sentir son bonheur et sa chance, comment ne pas être fier d’être né et d’avoir grandi en Indonésie, en tant que citoyen indonésien ?
Tout visiteur de l’Indonésie sait bien la beauté de ce pays, l’amabilité et la tolérance de ses habitants. Un pays qui n’est pas seulement connu à cause de Bali, mais aussi à cause de sa prospérité et des millions de cocotiers dont se parent ses îles tropicales.
En 1848 un géographe allemand avait donné à ces milliers d’îles qui s’enroulent autour de l’équateur comme une ceinture, le nom de Indos Nesos – en grec, l’archipel indien. Autrefois les Occidentaux considéraient que tous les pays orientaux constituaient les Indes.
Longtemps le monde ignora l’Indonésie. On ne connaissait que Bali, ou l’éruption du volcan Krakatau crachant sa lave et des cendres brûlantes qui firent le tour de la terre, à la fin du dix-neuvième siècle. Bali, île des dieux, était plus connue, à cause de la spécificité de sa culture, la beauté de ses paysages et la gentillesse de son peuple. Sans doute ce point de vue venait-il de ce que l’on ne connaissait pas l’Indonésie dans sa totalité, diverse et une à la fois.
On peut comprendre la fierté des Indonésiens devant le caractère unique de leur nation, le plus grand archipel du monde : 17 508 îles, dont plus de 7 000 inhabitées, bien que la population atteigne aujourd’hui 225 millions. Il est intéressant de noter, aussi, le très grand nombre de langues régionales utilisées par les multiples ethnies de la nation indonésienne.

Avec la croissance et le bouillonnement du combat nationaliste, le nom de Indos Nesos se transforma en Indonésie. À la naissance de l’idée de nation indonésienne, c’est-à-dire au début du vingtième siècle, le pouvoir colonial n’autorisait pas l’utilisation du terme d’Indonésie, qui impliquait la possibilité et les conditions du développement d’une conscience nationale. Le colonisateur employait le terme d’Indes Néerlandaises. De la même façon, le gouvernement français avait donné le nom d’Indochine à ses colonies du Vietnam, du Laos et du Cambodge, et le pouvoir colonial londonien appelait Indes Britanniques ses territoires de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh.
À la fin du dix-neuvième siècle, dans cet archipel baptisé Indes Néerlandaises, on ne pouvait pas encore parler d’une nation qui s’appelle Indonésie. Parmi l’ensemble des états du monde, l’Indonésie fait partie des jeunes nations. Avant la constitution de la nation indonésienne, l’archipel nousantarien était habité par des ethnies et des peuples variés, éparpillés dans les milliers d’îles, les plus nombreux étant les peuples javanais et sundanais et les groupes d’ethnie malaise. Après la naissance et le développement de la nation, les différentes ethnies continuent à avoir leur identité culturelle respective tout en vivant en harmonie. Bien heureusement, notre pays n’a jamais connu ce qu’on appelle le « nettoyage ethnique ».
Pour les habitants des milliers d’îles de l’archipel, la conscience d’appartenir à une nation s’est bâtie peu à peu à travers les turbulences des luttes. Il a fallu une centaine d’années pour que ce processus naisse, se développe et se consolide.
Après avoir vaincu les Portugais qui dominaient une partie des régions orientales de l’Indonésie, une compagnie commerciale néerlandaise appelée « Verenigde Oost Indische Compagnie » - la VOC - qui avait la bénédiction officielle du gouvernement royal et possédait son armée personnelle et sa propre monnaie, mit la main sur l’Indonésie au début du dix-septième siècle. La VOC obtint du royaume néerlandais le monopole du commerce avec l’Indonésie et les autres pays asiatiques, et donna à l’Indonésie le nom de Nederlandsch Indië ou Indes Néerlandaises. Ce nom signifiait que tout l’ensemble des îles situées entre le continent asiatique et l’Australie était sous la domination de la VOC, c’est-à-dire était une possession hollandaise.
En mars 2002, le gouvernement néerlandais a célébré le quatre centième anniversaire de la VOC en présence de Kwik Kian Gie, ministre de Megawati Sukarnoputri. Cette cérémonie n’était pas sans signification. Tout Indonésien ayant un tant soit peu de connaissances historiques et de sentiment patriotique ne peut considérer la VOC autrement que comme cette puissance qui a entraîné pour sa patrie, pour son peuple, des calamités ; c’est cet empire commercial et militaire qui a soumis et écrasé totalement la terre indonésienne, en en faisant le fief du colonialisme hollandais.
Mais pour les Pays-Bas, la VOC est une source de fierté nationale, car elle a été l’instrument essentiel qui a amené le royaume à son âge d’or, « De Gouden Eeuw van Nederland ». Pour le pouvoir néerlandais, l’action de la VOC constitue une « réussite ». Car cette petite nation de l’extrême ouest de l’Europe, peu peuplée par rapport à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne ou à la Russie, a cependant été capable, au temps de la marine à voile, de construire des navires assez grands, assez solides et assez rapides pour sillonner l’Océan Atlantique et l’Océan Indien sur des milliers de kilomètres. Les expéditions de la VOC pour chercher les épices jusqu’aux confins du monde oriental lui permirent de s’installer à Banten (Cornelis Houtman, 1596) et finalement de soumettre l’Indonésie au royaume des Pays-Bas. C’est ainsi qu’un très petit état réussit à faire la conquête d’un pays immense, beaucoup plus peuplé et possédant une grande culture.

L’Indonésie - Indos Nesos – que le grand romancier Pramoedya Ananta Toer appelait Nusantara, Douwes Dekker, ancien fonctionnaire colonial de la fin du dix-neuvième siècle auteur du livre Multatuli, lui avait donné le nom de Ceinture d’Émeraude (Gordel van Smaragd). Ce n’est pas pour la beauté de cette ceinture d’émeraude que la VOC sillonna les océans, mais pour ses épices. Si la VOC mit la main sur l’Indonésie, ce ne fut ni pour diffuser la religion chrétienne, ni pour transmettre une culture européenne considérée comme supérieure, mais pour la recherche des profits, d’une profusion de gains et de richesses. Usage parfaitement déplorable de l’Évangile et de la « supériorité » culturelle et technique occidentale.

Le 28 octobre 1928, alors que le peuple indonésien était encore sous la domination coloniale néerlandaise, eut lieu le Serment de la Jeunesse (Sumpah Pemuda) décision historique qui fixa l’avenir de l’Indonésie. Des jeunes Indonésiens, réunis en congrès, y déclaraient qu’ils étaient un seul peuple, le peuple indonésien, n’avaient qu’une patrie, l’Indonésie, et qu’ils parlaient une même langue, l’indonésien. Cette langue était alors plus connue sous le nom de bahasa Melayu (le malais) et cette lingua franca devenait ainsi la langue nationale pour toute la nation indonésienne.
Cette décision, prise alors que la patrie était encore dans les griffes d’une puissance étrangère, montre que la conscience nationale naquit dans une atmosphère de profonde conviction, d’harmonie et de paix, et dans l’enthousiasme. Il faut insister sur cet accord pacifique présidant à la naissance de la nation et de la langue indonésiennes, à la différence de ce qui s’est passé dans d’autres pays du tiers-monde, où cette naissance fut accompagnée de conflits et de violences.
La déclaration des jeunes Indonésiens le 28 octobre 1928 est une date historique du développement de l’éveil national de l’Indonésie. Il est juste que cet événement soit inscrit en lettres d’or dans l’histoire du peuple indonésien.

Cependant il ne faut pas perdre de vue les événements importants qui précédèrent le Serment de la Jeunesse, c’est-à-dire la création du PNI (Parti National Indonésien) par Bung Karno, qui fut par la suite, aux côtés de Moh. Hatta, le Proclamateur de l’Indépendance de l’Indonésie, le 17 août 1945. Le PNI fut fondé en 1927, donc un an avant le Serment de la Jeunesse. Ce qui est essentiel dans la création de ce parti, c’est son programme mettant au premier plan la revendication d’indépendance et sa stratégie de non-coopération. Ceci signifiait le refus de toute collaboration avec le pouvoir colonial, auquel le PNI sous la direction de Bung Karno n’accordait plus aucune confiance.
Il faut se souvenir aussi que, quelques mois avant la fondation du PNI, le gouvernement colonial venait, dans la violence, d’écraser militairement l’insurrection qu’avait déclenché en 1926/1927 le PKI, le Parti Communiste Indonésien, pour s’opposer au colonialisme. Le gouvernement colonial se livra à des arrestations en masse de tous les membres du Parti Communiste et de ses sympathisants. Plus de 1 300 prisonniers furent déportés à Boven Digul en Papouasie hollandaise. En décembre 1927 fut formé le PPPKI (Association Politique pour la Nation Indonésienne) en accord avec l’action de Bung Karno et de ses camarades du PNI.

Auparavant, en 1922 aux Pays-Bas, des étudiants indonésiens – au nombre desquels Moh. Hatta et Sutan Sjahrir - avaient fondé l’Indische Vereniging qui devint bientôt le PI (Perhimpunan Indonesia). La revue publiée par cette association s’appelait Indonesia Merdeka (l’Indonésie Indépendante).
En remontant plus en arrière encore, l’idée d’une nation indonésienne se trouvait déjà à la fondation de plusieurs mouvements, dès le début du siècle : par exemple le Boedi Utomo crée en 1908 par Wahidin S et Soetomo ; le Syarikat Islam (SI) en 1912, avec son leader charismatique H.O.S. Tjokroaminoto ; l’Indische Partij en 1912 dont les trois fondateurs F.E.F. Douwes Dekker, Tjipto Mangunkusumo et Soewardi Soerjaningrat (Ki Hadjar Dewantara) furent par la suite déportés aux Pays-Bas en représailles contre le « crime » d’avoir formé un parti nationaliste.
Le 23 mai 1920 fut fondé le Parti Communiste Indonésien (PKI) prenant la suite de l’ISDV (Indische Sociaal Democratische Vereniging, 1917). Le PKI fut un chaînon très important dans le processus de prise de conscience nationale et aussi dans sa détermination à construire une Indonésie juste.

En conclusion, la montée et l’épanouissement de la conscience nationale, de l’esprit patriotique, de l’amour de la nation, ainsi que la volonté audacieuse d’affronter toute puissance étrangère cherchant à dominer l’Indonésie, se sont réalisés à travers un long chemin de luttes entraînant de nombreuses victimes. Ce processus a été mené en réaction contre la domination et l’exploitation par les puissances étrangères, pays occidentaux et Japon, contre le colonialisme et l’impérialisme. C’est la cruauté et l’injustice de cette oppression qui a donné naissance à un esprit de résistance invincible.
Ce processus de luttes a fait naître une nation nouvelle, l’Indonésie. En résumé la nation et l’état indonésiens ont pris naissance dans l’effervescence de luttes qui venaient de la base, de la volonté du peuple lui-même, absolument pas par la volonté d’une puissance étrangère ni d’un royaume féodal.

L’Indonésie est née dans le bouillonnement des luttes de masse du peuple contre l’injustice.

C’est la raison pour laquelle l’Indonésie ne peut être divisée et a réussi à maintenir son unité et l’union de la nation, de la patrie, à la différence de bien d’autres peuples qui ne réussissent pas à s’opposer au séparatisme, car ils sont nés sous une contrainte venue du haut ou de l’extérieur.




Affiche de propagande, Partai Nasional Indonesia, fondé en 1927
Mon sang est rouge (et) ne veut être dominé !

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